Récit n°17

Samedi 7 Juin 2008 : 72 èmè étape, Kemin – Kara Talaa / 110 Km. (Lac Issi köl)

Tu sais René, il est difficile de parler lorsque l’on est muet d’admiration. On ne trouve plus les mots pour dire ce que l’on ressent devant tant de splendeurs. (Note du Scribe : Si tu crois qu’il est facile de décrire avec très peu de renseignements des évènements qui se passent à 8.000 km de distance, transmis par télépathie !) Des paysages comme ceux que nous parcourons actuellement n’ont plus rien de terrestre. Ils sont Paradisiaques tout simplement. Je ne pense pas à toi qu’aux heures de vacation, je regrette souvent que tu ne sois pas avec nous pour profiter de cette randonnée qui te comblerait, tant sur le plan sportif-cyclo que sur le plan touristique. Je sais que tu aimes la montagne, le vélo, la photo. Ici tu serais comblé, tu trouves tout cela en quantité et en qualité. C’est le FAUCHON des cyclotouristes en grande surface. Nous remontons toujours cette large vallée fertile en suivant la rivière Tchou. Voyant couler cette rivière, je pense que cette eau est peut être celle qui a creusé les gorges de Luz, de Galamus ou du Tarn et tout aussi bien le Grand Canyon du Colorado. Elle emploie toujours la même technique lorsqu’elle rencontre un obstacle. D’abord, une goutte réussit à le surmonter, poussée aux fesses par ses frangines. Puis une autre suit emportant dans sa marche son milli-microgramme de matière en laissant une trace que deux gouttes emprunteront et ainsi, travaillant patiemment pendant des millions de milliasses d’années elle ouvrira une brèche ou elle pourra s’engouffrer. Et là je me demande… hé ! Attend ne crois pas que je rêvasse allongé dans l’herbe avec mon bloc-notes à la main, non, non, je pédale. La route monte tranquillement et je ne suis pas pressé. C’est en passant dans des gorges magnifiques que ma boîte à divaguer s’est mise en marche. Oui, je me demande ce que nous sommes dans cet univers où la Terre qui nous parait immense n’est en réalité qu’une infime poussière. Et nous dans cette infime poussière, petits microbes emmerdeurs lors de notre fugace passage plus dévastateur que la grippe Espagnole que faisons-nous ? Bon là, je crois que mes pensées prennent de la hauteur. Deux montées pour un seul homme, c’est trop, je me concentre sur celle qui concerne mes guibolles. Car le vent s’est levé et il nous souffle dessus, franchement comme il sait si bien le faire, c'est-à-dire de face. J’abandonne ces pensées sans réponse et je profite, je me régale de toutes les richesses qui me sont offertes par cette mixture trop vaste pour ma petite tête, de planètes, de galaxies, de supernovas, ou de trous noirs qui font que notre terre est comme elle est, c'est-à-dire très belle. Et personne ne pourra me contredire en arrivant sur les bords du grand lac Yssy-Köl. Malgré l’altitude, on a le calembour facile : Il voit le lac, Yssy köl, et n’en repart plus. Je ne t’en dis pas plus ce soir, j’en garde pour demain, est-ce la peur de la page blanche ou la fringale ? Il faut préparer le repas car l’auberge ne fait pas ¨restoran¨*, ne nous plaignons pas, le logement est à l’école.
• * En Kirghize dans le texte. Eh oui ! on apprend à tout âge.

Dimanche 8 Juin 2008 : 73 ème étape, Kara Talaa – Kadzi Saj / 76 km.

Je te disais dernièrement que nous n’étions pas encore devenus Homo-sapiens, alors maintenant je vais te confier ce que je ressens en cet instant. En voyant ce merveilleux paysage qui nous entoure, m’envahit le sentiment que j’ai devant les yeux ce qu’Adam notre Papy à tous, a vu en ouvrant ses paupières : La Nature dans toute sa splendide virginité. Pas une construction, pas une création quelconque conçue par l’Homme n’existe ici. La nature à l’état pur, sans pollution, ou nulle intrusion humaine n’est venue gâcher cet Eden. Notre passage anachronique sur nos vélos ne laissera aucune trace, nous y veillons. Le plus petit papier sera ramassé et enfoui dans les sacoches. Dominique Lamouller à qui nous devons ce voyage hors du temps, ne dit rien, il goûte en silence, religieusement, le bonheur d’y avoir pensé et d’avoir su nous convaincre de travailler avec lui pour sa réalisation. Instants sublimes qui récompensent tous les efforts prodigués par tous pour l’accomplissement de ce rêve. Le ¨Tais-toi et pédale¨ si souvent entendu dans les pelotons, ici n’a pas cours. Personne ne dit mot en longeant le lac d’Yssy Köl, un silence monastique seulement troublé par le chuintement des pneus, plane sur la caravane. Chacun enregistre dans son cœur les images irréelles qui y resteront gravées à jamais. Il nous reste encore un mois et demi environ avant d’atteindre notre but. Je me demande comment je vais pouvoir te décrire nos futures journées et les beautés que nous y rencontrerons. A l’instar du grand Coluche qui avouait ne pas savoir ce qu’était plus blanc que blanc, à plus beau que beau je n’ai trouvé qu’une réponse et je la répète : Aujourd’hui !

Lundi 9 Juin 2008 : 74 ème étape, Kadzi Saj – Tihaï Bukta / 28km.

Pourquoi quitter le Paradis ? La magie des lieux, certainement nous incite à commencer la semaine comme les fonctionnaires, doucement. Petite distance à petite vitesse sous un ciel d’un bleu immaculé avec comme seul objectif, arriver en pleine forme afin de goûter aux charmes exotiques d’une nuit dans une vraie Yourte Kirghize, tel est le programme de la journée. Une indolence générale, marque l’assentiment unanime qui adopte cette résolution. Notre expédition, tourne peu à peu en pèlerinage. L’âme des pays que nous avons traversés ou que nous approchons, s’immisce-t-elle en nous, nous transformant en une sorte d’hybride indéfini tant physiquement que spirituellement.
Je le sens et je t’explique. J’ai vu ma bobine en photo. Je n’étais pas gras au départ et j’ai perdu sept kilos. Ma propre mère aurait peur en me voyant. Je vais te faire rire, sais-tu à quoi je pense ? Eh bien, je pense que Batman pourrait coller ma photo sur sa poitrine à la place de la chauve-souris. Ma tête ressemble à une portion de ¨ La vache qui rit¨ affublée d’oreilles immenses comme des ailes de pipistrelle. Le bronzage panda complète cette imagerie animalière. Soyons graves, car le Mahatma Gandhi en personne envierait mon ascèse en voyant mon corps amaigri. Et que dire de la sagesse qui tous les jours, je dirais à chaque instant efface nos comportements d’enfants gâtés occidentaux. Confucius nous inspire, il calme nos velléités revendicatives qu’il transforme en une sorte d’acquiescement apathique prêt à beaucoup de concessions lorsqu’elles servent l’intérêt du groupe. Toi qui n’es pas dans notre espace physique et spirituel, je sais que plus prosaïquement, tu dois penser que c’est la fatigue allongée d’un peu de flemme qui nous plonge dans cette aboulie anesthésiante. Le soleil couchant teinte d’un rose orangé les monts qui festonnent l’horizon, et je médite. Je médite assis en tailleur devant l’entrée de ma Yourte, tel Sitting Bull devant son wigwam. Rassures toi, je ne tire pas sur le calumet, primo parce que je ne fume pas et secundo, il serait dommage que le plus infime nuage vienne polluer la pureté qui nous entoure. Les paupières mi-closes, je repasse en boucle tous les instants vécus depuis notre départ, les bons et les moins bons. Le bilan est largement positif. Mais plus que tout, je savoure l’instant présent, dans ce monde éthéré, loin, très loin du monde avide que je ne connais plus. J’ai tout oublié, du palais de l’Elysée à ma petite maison de Berbérust. « Eh ! Alain, réveille-toi, tu vas prendre froid. » La voix impérieuse mais toujours amicale de Dominique Lamouller me ramène à la dure réalité. Il est temps pour moi, de perdre de l’altitude, car est-ce la diminution de la pression atmosphérique qui fait bouillonner mes neurones, mais je me demande si je disserte ou si je divague ? Bonne nuit !

Mardi 10 Juin 2008 : 75 ème étape, Tihaï Bukta-Karakol 94 km.

Qu’il est difficile de se remettre en route pour quitter un lieu aussi enchanteur. Et l’eau était si claire que je m’y suis baigné (les pieds). Refrain connu, mais ici en plus elle est tellement fraîche que tu pourrais boire le pastis sans glaçon. Les plages de sable fin se laissent caresser par des vaguelettes si douces, si câlines… on se croirait dans un lagon du pacifique. Ne manquent que les vahinés, le marchand de Chouchous, quelques degrés supplémentaires et ce pourrait-être Papeete-Köl. En face dans ces hautes montagnes dont la vaste guipure décore l’horizon, enchâssé comme un diamant, étincelle l’immense glacier Ogour Bachy. Mais je déraille, c’est d’une beauté telle, que ma transmission de pensée disjoncte. Dans mon bélino-cérébral, je n’arrive pas à enregistrer tout ce que je vois et surtout à te l’envoyer sans parasite, mais je suis sûr que tu sauras tirer de ce concentré de méninge, un récit limpide qui plaira aux lecteurs de Lourdes-infos.com que je salue au passage. Par une large route que nos vélos dévorent lentement, nous revenons dans une nature verdoyante, bien irriguée, bien cultivée. Elle doit assurer de belles récoltes. La transition se fait toute en douceur, nous sommes passés en quelques dizaines de kilomètres, d’une nature vierge, sauvage, envoûtante par l’ambiance primitive qu’elle dégage à une campagne où l’homme a su adapter sa vie aux rudes contraintes du pays sans le défigurer. Lorsque nous arrivons à Karakol, c’est un camping qui nous accueille avec au choix le type de logement que l’on préfère dans l’échantillonnage local. Cela va de la simple tente qui est franchement boudée à la petite maisonnette que chacun reluque avec envie en passant par la yourte prisée par les poètes à la couenne dure. Il n’y a pas de bataille à coup de pompes, chacun trouvant la place qui lui convient et comme nous sommes encore à près de 2000 mètres, les velléités batailleuses manquent de souffle.
Pas besoin de sonner l’extinction des feux, à 21h.30 tout le monde est au pieu.

Mercredi 11 Juin 2008 : 76 ème étape, Karakol - Campement dans la nature /81 km.

« Le ciel est bleu, tout est joyeux, c’est le printemps c’est la fête, quand on est deux, deux amoureux, un homme et sa bicycleeeete !» Je chante ce matin, ce vieux couplet arrangé à ma façon. Je chante en sourdine, car mon copain Estoup a menacé de me ficeler à un arbre si je tentais de mettre en évidence mes ambitions lyriques. Mais comment ne pas dire son bonheur de vivre, lorsque tout va pour le mieux comme l’aurait dit Raymond Barre : «dans notre microcosme cyclotouriste.» Remarque que lui non plus ne l’aurait pas chanté, il l’aurait dit mais pas chanté, trop respectueux qu’il était de ses électeurs et des téléspectateurs. Bon mais moi, je chante, en dedans, mais je chante. J’ai la santé, le plus grand des trésors comme le prétendent ceux qui sont pleins de fric. J’ai des amis autour de moi, je pédale avec eux dans des paysages splendides, auxquels je n’ai jamais osé rêver. Le temps est idéal, il n’y a pas de chien pour aboyer, mais la caravane passe quand même. Nous traversons toujours cette plaine fertile et ondulée. Si je devais te donner une image, je dirais que c’est la¨ bosse et la Brie¨. Mais comme partout dans le monde, les bonnes choses ont une fin. La route qui s’élève tout doucettement, me prend en traître et bloque mes gammes derrière la luette. Je ne suis plus OPERAtionnel. Céleste a déjà anticipé la manœuvre en ralentissant la cadence de pédalage. La route se redresse et mes besoins en oxygène se font pressants pour des fonctions plus terre à terre. Le vent dont nous connaissons la tendre affection qu’il nous porte, vient gentiment à notre rencontre. Tandis que nous remontons la vallée, lui la dévale à toute allure, tout heureux il ne prend même pas la peine de ralentir. Nous supportons bien à contrecœur sa chaude et contrariante haleine, mais vaillamment nous faisons face. D’abord en lui laissant le passage libre, ce qui nous permet de pique-niquer à l’ombre des sapins et puis la sieste terminée, les camions passent devant. Les derniers kilomètres sont avalés avec un peu de poussière, qu’un petit ¨chagat¨ nettoie aussitôt. La soirée se termine par une super conférence sur la Chine organisée par notre ami Henri Gaulard ( Je n’ai pas dit : Henri Gaulant) et le discours d’¨Au revoir¨ de notre Président qui se félicite encore de cette trouvaille, employant épithètes et attributs à foison pour nous convaincre de la chance que nous avons de pouvoir vivre cette aventure humaine aussi rare que démesurée dans notre 21ème siècle. Nous sommes convaincus, ¨poil au nez¨ !

René Delhom

Dernière mise en ligne mardi 24 juin 2008

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