Récit n°15

Dimanche 25 Mai 2008 : 61 ème étape, Shiyelli - Jangaqorgan / 78km.
Petite étape, courte, plate, insipide, le vent qui nous pousse, annihile toute occasion de se distraire. C’est une étape en apesanteur. Le désert désertique. La route sans cahot. Le soleil fait son boulot. Soixante bornes à pédaler dans l’huile. Je m’endors! «Oh ! Céleste qu’est ce qu’il t’arrive ? Tu as cassé une roue ? Non ! Alors pourquoi tu te trémousses comme ça ? Ah ce n’est pas toi, c’est la route qui a perdu son costard Macadam. Bon mille excuses.» La route brutalement m’a réveillé en se transformant en piste. Au moins maintenant on fait du cyclotourisme, surtout que le vent sans doute vexé par notre indifférence somnolente a tourné casaque. Il nous souffle sous le nez son haleine poussiéreuse, nous rappelant qu’ici, c’est lui le maître. Ça fait un petit souvenir, étouffant, car il remplit nos narines d’un air chaud pulvérulent qui nous asphyxie, mais c’est un souvenir. Le seul que nous aurons de cette étape. Nous tenons le coup malgré tout, c’est la grande forme qui nous ferait déplacer les montagnes, mais il n’y en a pas. Dommage ! Seul un copain a reçu un sérieux coup de pompe sur le crâne, mais rapidement pris en charge par le toubib, et dorloté par l’infirmière, il sera sur roues demain matin. Rien de grave. Plus grave, enfin, plus ennuyeux c’est un camion-bagages en panne d’embrayage. Il va falloir le remorquer sur 300 km. jusqu’à Shimkent. Je vais te faire un aveu. Je m’étonne toujours de la différence de convivialité entre les Nordistes et les Sudistes. Ceux du Nord (au dessus de la ligne Bordeaux-Grenoble) au bout de sept mille kilomètres, se voient pour la première fois et commencent à fraterniser. A nous, ceux du Sud, vingt bornes suffisent pour que l’on se tape sur le ventre. C’est flagrant. Les Nordistes sont quand même sympas, mais on sent le manque de soleil. Bon ciao ! à demain, mes amitiés à tous les copains des C.R.Lourdais.

Lundi 26 Mai 2008 : 62 ème étape, Jangaqorgan – Turkestan / 129km.
Nous quittons l’hôtel de bonne heure, frais et dispos, nous voulons garder notre fraîcheur le plus longtemps possible car ça va chauffer aujourd’hui bien que le ciel soit légèrement couvert. D’abord, il nous faut rebrousser chemin sur la piste où le vent épie notre départ pour savoir dans quelle direction il doit souffler. Tu es un cyclo expérimenté René, aussi tu ne seras pas surpris si je te dis qu’on le prend tout enfariné en pleine tronche. Il a du pendant la nuit se faire des tas de poussière en réserve, qu’est ce qu’il nous balance ce matin. Il nous asphyxie. Nous continuons tout comme hier à jouer les Bédouins dans le désert immense. Légère, mais très légère variante, de petites ondulations nous obligent à monter de une, parfois deux dents sur la roue libre. C’est à peine perceptible, mais dans un pays où les divertissements sur la route, sont inexistants, il ne faut pas faire la fine bouche, changer de braquet, c’est mieux que rien. Nous voici arrivés à Turkestan, belle ville un peu endormie qui abrite des monuments très anciens. Le mausolée d’Ahmed Yasawi a été classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Que la ville s’endorme c’est normal avec la chaleur qu’il fait, ça doit tourner actuellement entre 40° et 42° à l’ombre. Mais elle commence à s’éveiller sous l’impulsion de la jeunesse qui trouve ici une Université Turco-Kazakhe unique dans le pays. Dans la périphérie, poussent comme des champignons immeubles et Grandes-Surfaces. Si tu veux comprendre vraiment ce que veut dire le mot Bazar, il faut aller flâner au marché, tu verrais le Souk, c’est Kif-kif ¨bordel¨ chez nous. Voilà à peu prés tout ce que je peux te dire sur la journée. Allez à + !

Mardi 27 Mai 2008 : 63 ème étape, Turkestan – Tortkol / 72km.
Les séances nocturnes de gymnase, si elles nous offrent un gîte appréciable, ne font pas oublier que nos os européens savent encore faire la différence entre rusticité et confort. L’hôtel qui nous a abrités cette nuit, sans être un palace, a été considéré comme tel par nos corps malmenés en deux mois de pédalage. La récupération que nous accordait avec parcimonie certains refuges, n’a pas complètement effacé de nos mémoires les délices du bien-être, cette nuit, nous les avons savourés.
Dire que nous sommes au Paradis, serait légèrement exagéré, mais par rapport aux étapes précédentes, c’est joli. La campagne bien verte et cultivée, nous dispense de respirer la fine poussière suffocante du désert. Un ingénieux système d’irrigation répartit l’eau du fleuve dans toute la région. Les champs et les prairies se côtoient agréablement et nous envoient de fraiches émanations campagnardes, accentuées par la présence de nombreux troupeaux. Luxe suprême, nous nous sommes permis de faire un ¨Téa-Break¨ (ce que c’est quand même que l’instruction !) dans un restaurant tellement beau et inattendu que l’arrêt y est quasiment obligatoire. L’intérieur est stupéfiant avec son plafond sculpté et ses fresques murales. Nous allongeons au maximum cette délicieuse pause, car l’étape est relativement courte. Pour terminer cette journée de nabab, nous logeons dans un gymnase quatre étoiles. Il y a de l’Islam dans l’air certainement. Les hommes célibataires parqués d’un côté, les couples réunis dans des pièces réservées, et les nanas confinées au harem. Le Paradis je vous dis ! Mais ici c’est celui d’Allah. Je pense qu’il nous en reste deux ou trois à visiter. L’avenir nous le dira.

Mercredi 28 Mai 2008 : 64 ème étape, Tortkol – Shimkent / 92 Km .
Enfin, ça monte! Ce n’est pas encore le col d’Aubisque, mais ça monte, 450m. de dénivellation sur 92 km. en roulant je calcule que c’est du 0,54‰. Nous avons ainsi le temps de calculer, de nous motiver en rêvant aux pentes redoutables qui nous attendent, et surtout de pouvoir admirer les fleurs tout le long de la route. Qui dit fleur, dit pollen et donc abeille. Sur le côté droit de la chaussée, de nombreuses marchandes de miel, proposent leurs productions. Je me laisserais bien tenter d’en prendre un pot, mais je doute de son étanchéité et je ne voudrais pas retrouver le miel en vrac dans ma sacoche. Alors pour oublier ma gourmandise, je passe mes troupes en revue. Je prends des nouvelles de l’un et de l’autre, et quand je suis assuré que tout va pour le mieux chez les Noirs, je reprends la tête du peloton. J’y suis bien. Nous arrivons sans encombre à Shimkent. On nous signale comme points d’intérêt touristique le Musée régional et le Bazar. Suis-je déjà blasé ? certainement pas, mais je préfère bichonner ma Céleste. Hier, je ne m’en rendais pas compte, mais si j’avais du sable dans les narines, elle en prenait encore plus dans son dentier. Aujourd’hui sur cette route confortable, je l’entendais ¨crisquer¨ sous la chaîne. Elle sourit de ses dix couronnes pendant que je lui brosse les dents. Je fais une toute autre grimace, lorsque mon arracheur de canines s’occupe de moi. M’enfin, nous n’avons pas les mêmes rapports affectifs. Il ne me prodigue pas ses soins par amitié lui. Y a qu’à voir la facture à la fin.

Jeudi 29 Mai 2008 : Journée de repos à Shimkent.
Je suis d’une humeur joviale et décontractée en me levant. Hier, j’ai fait la toilette de Céleste, aujourd’hui, je procède à la mienne plus que consciencieusement, avec volupté en prenant le temps de récurer tous les recoins de ma carcasse. Ma lessive est au séchoir, pas de corvée, exempt de service pour la journée, je vais faire un petit tour en ville. Marcher ! je vais marcher, c’est banal pour un humain, mais pour un cyclo qui se tape Paris-Pékin, c’est plutôt rare. Alors marchons ! marchons ! qu’un apéro, abreuve le cyclo. T’a qu’à croire mon Kiki, si tu trouve un pastaga dans le secteur je te paye des cerises sans noyaux. En musardant, je me rends au cœur de la ville, et j’y découvre un très beau parc, je crois qu’il s’appelle Ken-Baba. En bordure du jardin, un grand restaurant, m’offre ses chaises sur la terrasse qui surplombe les bassins. Je m’installe, étire longuement mes jambes. Tiens ! je ne me croyais pas si grand. Je commande des brochettes dont l’odeur avait de loin excité mes papilles. Je déguste, hoummm, excellentes ! J’en recommande une autre paire, tout en regrettant l’absence du Château Margaux qui les aiderait à coulisser gentiment dans mon gosier. Très bon et pas cher. Si ce n’était pas si loin, je reviendrais tous les Dimanches. Je vais ensuite faire ma petite digestion en promenant dans le parc. Je m’arrête de temps à autre pour regarder les joueurs de billard en plein air. Le Musée ne me tente pas, je vais me reposer dans notre Gîte. Le soir, un dîner spectacle terminera cette journée bien remplie où le repos à pris beaucoup de temps.

Vendredi 30 Mai 2008 :65 ème étape, Shimkent – Risqulov / 82 Km.
Ça fraîchit, ça commence à monter, au loin les montagnes enneigées apparaissent. C’est la joie par le vélo. On croirait revenir dans nos Pyrénées, tant la campagne est verte et le ciel bleu. Enfin par endroits, les petits braquets sont de rigueur. Avec 850 m. de dénivelé, la comparaison avec un Pau-Luchon serait déraisonnable. Je pense que nous avons terminé notre traversée du désert, du moins d’un désert. J’aime les pays ondulés, tu le sais par toi-même, le plat c’est plus fatigant. Une montée, tu la passes à ton rythme et tu te reposes à la descente, tandis que sur le plat, tu pédales, tu pédales, et toujours tu pédales. Si tu t’arrêtes de pédaler, tu tombes. Nous nous sommes gavés de platitude pendant un mois et demi, à la longue, c’est lassant. J’ai quand même remarqué que contrairement à nos sorties de club dominicales, ici personne ne¨flinguait¨ dans les côtes. Tout le monde reste sage, serait-ce la peur du lendemain ? Nous avons bien roulé puisque partis à 7 heures, il est 12 heures 30 lorsque nous arrivons, ce n’est pas une galéjade, pour être hébergés dans une maison de repos. Accueillante au milieu d’un parc arboré, elle nous offre un confort ¨réconfortant¨ avec les lits les plus moelleux du Kazakhstan. Nous avons quartier libre tout l’après-midi. Première des choses après le repas, la sieste, puis la douche, les masseurs sont surbookés, mais j’arrive à me glisser sur la table. Oh ! délice des délices. Pour terminer cette journée en apothéose, le repas préparé par nos cuistots maintenant bien rodés à cette pratique, m’envoie repu directement au lit. L’aventure, c’est l’aventure mais la notre c’est Top.

Samedi 31 Mai 2008 : 66 ème étape, Risqulov – Taraz / 102 km.
Comme nous le rêvions depuis quelques jours, dans un merveilleux paysage, les creux et les bosses se sont succédés. Un vrai régal pour les poids légers qui s’amusaient à jouer au toboggan. Etape facile sauf pour certaines victimes du coup de chaleur. Ils ont étrenné notre ambulance toute neuve. Les toubibs veillent et après une bonne nuit de sommeil, demain il n’en paraîtra plus rien. Arrivés à Taraz, une réception grandiose nous est offerte. La Municipalité a mis les petits plats dans les grands. Une balade en bus nous amène visiter un splendide mausolée à quelques kilomètres de la ville. C’est ensuite la cérémonie habituelle avec les officiels et notables qui nous reçoivent sur la grande place, avec toutes les palabres obligatoires, qui selon la coutume Russe qui perdure malgré la scission, sont fort longues. Souvenez-vous des discours de Staline ou de Khrouchtchev, ils duraient plusieurs heures. Heureusement nos hôtes sont beaucoup moins inspirés. L’hôtel qui nous abrite ce soir n’est pas à citer dans la voie lactée, mais il nous va. Le patron, ne doit pas avoir encore vu d’Européen dans son établissement, il ne sait pas trop comment on règle l’addition pour 115 personnes, il n’est soulagé que lorsque notre trésorier lui a remis la somme prévue. Ça doit représenter son chiffre d’affaire record pour une journée en demi-pension. Il dormira tranquille et nous aussi.

Dimanche 1er Juin :67 ème étape, Taraz – Talas / 160km.
Adieu ! Kazakhstan accueillant, merci pour tout ce que tu nous a offert et surtout ce que tu nous a appris sinon rappelé : Prendre la vie comme elle se présente, le nécessaire est suffisant, si l’on a la sagesse de s’en accommoder. Je t’avoue franchement René, que je suis entièrement d’accord avec cette philosophie, mais il me reste sous le béret quelques bribes de ma philo-génétique, résultat : je n’arrive pas à cracher encore sur le superflu. Au bout d’une dizaine de kilomètres, nous battons un record : celui de la traversée d’une frontière hors Europe. Deux heures seulement suffisent pour changer de pays, et entrer au Kirghizistan. Le road-book annonce 855m de dénivelé, petit à petit ça augmente, l’adaptation à l’altitude ne pourra pas servir d’excuse aux coups de bambous. Nous n’en sommes pas là. Dans une large vallée entièrement cultivée qui serpente entre les monts enneigés, nous pédalons allègrement en plafonnant à une altitude de mille mètres environ. Le paysage est magnifique. Je crois que tu devrais téléphoner au secrétaire perpétuel de l’Académie Française et de lui demander de mettre à l’ordre du jour la création d’adjectifs, ici on se répète : beau, magnifique, merveilleux, bon il y en a d’autres, mais ils ne sont pas assez forts pour décrire la beauté des lieux parcourus depuis notre départ. Ce n’est pas plus beau que notre France, puisque la France, c’est le plus beau pays du monde, mais c’est très très beau ! Le lac de Kyzyl-Adyr n’est peut-être pas plus joli que le lac de Gaube, mais quand tu t’es tapé des journées entières dans le désert, un lac c’est comment dire ? Ah ! si j’étais Lamartine, je saurais te le dire. Té ! je te le dis tel que je le vois : irréellement féerique. C’est costaud comme définition, mais c’est comme ça. Alors maintenant, tiens toi bien. Sur le bord de la rivière nous faisons la pause casse-croûte. Et qu’est ce qu’il y a dans le coin, je te le donne en mille…. une source miraculeuse ! Il parait que le fondateur du Kirghizistan était venu y boire et que ses désirs se sont réalisés. En apprenant cela, beaucoup des nôtres ont été y tremper les pieds et ¨churluper¨ un peu de flotte. Les pauvres, ils ne savent pas qu’il n’y a qu’une Grotte Massabielle dans l’univers, et qu’elle est à Lourdes. Ils en ont été pour leurs frais. Ils sont déçus, mais s’ils avaient regardé un peu plus haut vers le barrage, ils auraient vu que le maître des eaux ici, c’est Lénine. Sa bobine est sculptée dans la montagne. Entre Lénine et la Vierge Marie, question miracles, ya pas photo. «Je conduis mon troupeau, vers les hauts pâturages et je trouve un amour nouveau, en traversant chaque village!» Là, mes potes sont sciés. « Hé ! Assurancetourix, tu la fermes ou on t’attache ?» C’est la première fois que je chante depuis le départ. Il y en a déjà qui parlent d’abandonner, mais quand j’ai vu les troupeaux de moutons et de vaches dans les estives, cette chanson de Momond Duplan est sortie de mes entrailles bigourdanes sans que je m’en aperçoive. Instinctivement! « Et voilà le résultat espèce de caùtè,* regarde le ciel maintenant.» C’est mon meilleur ami, Estoup, le Béarnais de Bosdarros qui me sert l’enguelade. Je n’ai pas le temps de lever le nez, que le premier éclair trace un immense zigzag dans le ciel. Des gouttes grosses, mais grosses comme des gourdes de un litre nous tombent sur le dos. Je pense qu’elles auraient été plus utiles dans le désert. Mais comme nous ne sommes pas loin du but et que ce sont les premières depuis longtemps, on accepte de bon cœur. Les cent soixante kilomètres parcourus, un camp de jeunes accueille notre caravane, mais peut-être faudra t-il sortir les duvets, car la température a fraîchie. Adichàt! E boûne néyt.

• * Caùtè : chaudron en langue bigourdane.

René Delhom

Dernière mise en ligne mardi 10 juin 2008

Ci-dessous les précédents épisodes

N°1 - N°2 - N°3 - N°4 - N°5 - N°6 - N°7 - N°8 - N°9 - N°10 - N°11 - N°12 - N°13 - N°14 - N°15 -