Récit n°19. Mardi 17 Juin 2008 : 81 ème étape, Quingshuihézi - Lac de Sayram / 90km. J’ai l’air constipé, et cela se voit
malgré mes efforts à cacher la gravité de la situation.
Bien sûr j’ai expliqué ce qui arrivait à notre
convoi qu’on ne voit plus, mais j’ai tu la mise sous surveillance
et la confiscation des passeports. Il nous faut continuer, une légère
appréhension coince un peu nos rotules. Nous roulons vers l’inconnu,
sans papa Jean-François, maman Dusseau et toute la kyrielle de
frangins et frangines qui nous chouchoutaient, nous sommes inquiets. Personnellement,
je me sens comme le Petit Poucet, responsable de mes compagnons. Que dois-je
faire ? Semer des bouts de pain ? Impensable avec toutes les bestioles
affamées qui rôdent. Jalonner ma route de petits cailloux
? Tout aussi inutile, nous pédalons sur une piste empierrée
ou rien ne ressemble plus à mon caillou que celui qui est déjà
par terre. Et tous ces problèmes domestiques qu’il faut résoudre,
tu ne peux pas savoir. Tiens ! Par exemple : le papier hygiénique,
notre provision personnelle s’épuise et rien n’est
plus difficile à remplacer que cet article quand le besoin s’en
fait sentir. Une petite fringale, il y a toujours un moyen pour l’estomper,
tu mordilles ton stylo Bic ou n’importe quoi, mais cette envie là
quand elle te prend, y a pas, faut y passer. Enfin je ne vais pas te faire
un cours là-dessus, en un mot comme en cinq : on est dans la merde.
Bon ! Assez parlé de déboires (démangers serait plus
approprié, non ?), je dois me placer au dessus de tout cela et
garder la tête hors de …l’eau. Nous venons d’attaquer
la montée vers un col qui culmine à 2035 m. Ce n’est
pas la grimpette qui nous fait peur, mais le gigantesque chantier que
nous devons parcourir au milieu de files de camions qui circulent en tous
sens levant une poussière digne d’un film de Cécil
B. De Mille. Durant vingt cinq kilomètres il nous faudra zigzaguer
au milieu de centaines d’ouvriers termites transportant leur charge
de matériaux, de troupeaux transhumants, de scrapers et autres
engins dinosauriens, enfin tout un tas de dangers surgissant du brouillard,
que nous évitons de justesse au dernier moment. Sans crier gare,
notre sourire comme le paysage d’un coup s’éclaircit.
Un lac immense, dont le nom Sayram veut dire ¨Bienfait¨ en Kazakh,
repose nos pupilles irritées. La Paix, un lac de Paix bordé
de pâturages fleuris où paissent des moutons… euh!
eh bien ! des moutons comme les nôtres. Des yourtes quatre étoiles
avec leurs entrées ouvertes, n’attendent que notre arrivée.
Elles n’attendent pas longtemps, car un orage subit éclate
et nous précipite à l’intérieur. Nous ne perdons
pas au change. Un confort presque luxueux et le repas servi nous font
oublier les vicissitudes de cette journée qui nous a grisé
mais pas grisés. Incongrue dans ce site, Carmen lance ses notes
truculentes. Aussitôt, le portable collé à mon oreille,
j’entends la voix tant espérée de Jean François.
J’ai le cœur qui pataquéje*. Au ton rassurant de notre
maréchal, il se calme et c’est complètement zen que
je te livre le récit de sa longue journée : « Je n’ai
dormi que d’un œil cette nuit. A six heures ce matin, anxieux,
nous montons les tables pour le petit déjeuner. Il fait déjà
chaud. Nous attendons car la frontière est fermée de 8h.
à 18h. Ouverte, elle est très peu perméable, fermée,
elle est totalement hermétique. Rien ne transpire, alors comme
si nous étions en vacance, sous les yeux ahuris des chinois garde-frontières,
nous faisons notre café. Le déjeuner ¨ à la Française¨
les estomaque. Bien sûr en bons stratèges, nous leur avons
montré que nous pouvions tenir un siège. Leur air narquois
et leur sourire jaune ont disparus, ils jettent des regards de convoitise
vers nos tables surchargées. Extérieurement nous donnons
le change, aussi décontractés que si nous étions
en maillot de bain sous les cocotiers des Maldives. En dedans quand même
ça gargouille légèrement. Au premier coup de téléphone
ce matin, j’apprends que je n’étais pas le seul à
veiller. Les Ambassades de France, de Chine, les ministères et
tout le toutim sont en branle pour nous sortir de la panade. Ça
devrait marcher, alors pas de pessimisme superflu, attendons ! Midi :
seules les mouches sont actives dans le secteur et troublent notre concentration
de beloteurs d’occasion. Les Chinois impressionnés par notre
désintéressement concernant l’avenir, nous laissent
brancher le frigo au poste des maîtres-chiens. Nous attaquons le
déjeuner par un arrosage du terrain à la Vodka, qui finit
de cisailler nos matons. Après le repas, la sieste mexicaine est
interrompue à 16h. par un ordre venu du camion de commandement.
Il faut plier bagages. Cinq minutes suffisent, nous sommes prêts
pour le départ. Après notre sang-froid décontracté,
nos appétits impressionnants, notre efficacité vient d’atomiser
nos gardiens. Pas un papier qui traine, pas une trace de notre séjour.
Rien, tout est clean ! Le chef de la sécurité traînaille
pour nous remettre les passeports, mais ici plus qu’ailleurs, les
ordres sont faits pour être exécutés. Nous les récupérons
en lui offrant en retour notre plus beau sourire chinois. Dernières
formalités, passage des camions sous la douche et radiographie,
quelques vérifications sur ordinateur et nous partons sans demander
l’addition, on vous rejoint le plus vite possible. Tenez bon ! Nous
arrivons ! » A cette annonce, les Hourra et autres Vivats, montent
dans le ciel. Le magnifique coucher de soleil sur le lac que nul friselis
ne vient troubler, nous laisse présumer que les mauvais moments
sont passés. Allons dormir, nous en avons bien besoin. Mercredi 18 Juin 2008 : 82 ème étape, Lac de Sayram-Jinghe / 140km. C’est notre troisième journée en Chine et aujourd’hui, pour nous reposer du tape-cul de la veille, nous avons la chance d’emprunter l’autoroute terminée. C’est sur la bande d’arrêt d’urgence que nous roulons sans souci, sans pédaler, sans retenue, sans frein. Nous dévalons la pente pour descendre de 2035m. à 400m. d’altitude. Un vrai régal. La joie de retrouver dans quelques jours nos treize amis et leurs véhicules nous rend euphoriques. Les contreforts de l’Himalaya donnent une dimension extra-terrestre à notre allégresse. Y a d’la joie ! Chantez, chantez cyclotouristes y a d’la joie ! – Y a d’la joie ! Pédalez ne soyez pas tristes y a d’la joie ! – Y a d’la joie ! Y a du soleil dans vos rayons – Y’a d’la joie ! La vie c’est tout bon ! On dit ça, on dit ça, mais quand la route ne descend plus, que la température monte et que le vent se lève, ce n’est pas le même son de cloche. Mieux vaut garder sa salive pour la soif. Les chœurs se taisent et la halte dans la station-service n’est négligée par aucun de nous. D’ailleurs, la seule ombre qui nous sera concédée, pour nous offrir du 35°, sera celle de la station-service suivante, 70km. plus loin. L’hôtel qui nous loge pour deux nuits est confortable, et l’idée d’y être de repos demain suffit pour nous requinquer. Wan an ! Jeudi 19 Juin 2008 : journée de repos à Jinghe. Je ne sais plus trop où je suis ni où j’en suis. Il me faut de plus en plus de temps le matin, pour réaliser mon Moi. Tu t’imagines, loger 10.00km. de route et de paysages dans mon crâne avec toutes les péripéties qui s’y sont collées, ça fait beaucoup. Une seule chose dont je suis sûr, c’est que la terre est ronde, parce que tout ça se met en boule et tourneboule dans ma tête, sautant lourdement d’un hémisphère à l’autre en se cognant contre les parois. Si je veux me lever frais et dispos, un seul remède : Doliprane. Je dissous, je bois, et … je me rendors. A huit heures trente, encore un peu étourdi, je me lève pour une journée de repos comme les autres avec les corvées, la lessive, les soins à Céleste, les visites et le repos s’il reste du temps. Pas grand-chose d’extraordinaire en ville, ou du moins, on ne fouille pas trop. Je pense davantage à me réapprovisionner en articles divers, savonnette, dentifrice, rasoirs jetables, papier en feuille et …en rouleau. Repas, sieste, repas, dodo. Demain l’étape sera longue. Vendredi 20 Juin 2008 : 83 ème étape, Jinghe – Kuytün / 186km. « Courage les gars ! C’est aujourd’hui que demain on change de socquettes. En principe, les camions nous rejoignent ce soir. » Je ne clame pas cette information, je l’expectore de ma poitrine oppressée par trois jours de silence. Des Aaah ! courts et éloquents, disent la joie de tous à retrouver les amis et les valises. Bonne nouvelle de départ qui met du cœur dans les mollets. Sur le trajet que chacun essaie de graver difficilement dans sa mémoire, la pensée que ce soir l’expédition sera à nouveau rassemblée passe en priorité et accapare tous les neurones disponibles. Chacun suppute sur les dispositions à prendre en cas de récidive administrative à coup de Yaka, mais quand me mêlant à leurs discussions, je leur annonce froidement que devant les Kalachnikov il faut réfléchir, j’emporte la manche et le silence. Un point pour le Pacha ! Je leur raconte tout le long du chemin et cette fois ci sans rien omettre, le coup de téléphone que Jean-François m’a envoyé de leur situation entre les deux frontières. J’ai été très touché par la chaude amitié que mes co-pédalants me témoignent en m’enguelant copieusement d’avoir gardé pour moi tout seul un secret aussi lourd. Je les ai calmés en leur disant modestement que c’était mon devoir d’assurer la sérénité du groupe et que finalement cela ne m’avait pas trop pesé, tant j’étais certain que cela finirait bien. Tout va pour le mieux maintenant, la température est idéale pour pédaler rond et le vent fait ami-ami en nous soufflant dans le dos. Nous déjeunons prés d’un bar-restaurant qui nous accueille chaleureusement et nous offre à volonté un excellent thé du pays. En toile de fond, l’Himalaya enneigé nous hypnotise par son inimaginable beauté. Des cyclistes chinois tiennent à nous accompagner jusqu’à l’hôtel. Nous leur faisons comprendre que nos pitoyables personnes sont hautement honorées de rouler en compagnie des fils du Céleste Empire. Par des gnanani- gnanana ponctués de maintes courbettes dangereuses dans un peloton, ils nous disent que jamais ils n’oublieront leur plaisir de rouler avec des cyclistes venus de France. ¨Quand la Chine s’éveillera¨ avait écrit Alain Peyrefitte, eh bien croit moi, elle s’éveille et de telle manière que le monde va en être tout retourné. Nous arrivons devant notre hôtel : vingt deux étages nous contemplent. Tout autour de nous, les buildings, les monuments publics, annoncent que la Chine a les deux yeux bien ouverts. Il est 22heures, les 7 véhicules nous rejoignent. Stupéfaction, ils sont dotés de plaques d’immatriculations chinoises, et pilotés par des chauffeurs possédant des permis de conduire chinois. Congratulations, explications écourtées et renvoyées au lendemain. Tout le monde va au lit. Nuit de Chine, nuit câline… Samedi 21 Juin 2008 : 84 ème étape, Kuytün – Shihézi / 103km. Il nous aurait été impossible de pédaler
sans prouver la joie de nous retrouver au complet. Après les embrassades
et les comment vas-tu, afin de raccourcir les retrouvailles, notre Maréchal
la Victoire, rassemble les troupes et son aide de camp, le colonel Henri,
prend la parole pour, de sa verve imagée, conter les péripéties
inquiétantes qui ont disloqué provisoirement notre expédition.
«Entrer en Chine actuellement sans autorisation est plus qu’impossible,
ce n’est même pas imaginable car en moins de temps qu’il
ne faut pour le dire, les Chinois sont capables de mobiliser dix millions
d’hommes pour vous barrer la route. Je ne veux pas faire un discours
plus long que nécessaire, puisque Alain vous en a déjà
narré le principal. Vous êtes étonnés de voir
nos véhicules parés de nouvelles plaques d’immatriculation.
Avant d’aller plus avant dans mes explications, je voudrais par
un ban officiel et unanime remercier tous ceux qui ont bossé pour
effacer nos problèmes. Tout d’abord le gouvernement Chinois
qui nous a accordé la permission d’entrer avec nos véhicules.
Sachez que nous sommes les seuls étrangers à bénéficier
de cette faveur. Les J.O. tous proches font que les frontières
sont fermées et que seuls les véhicules chinois sont autorisés
à circuler. Aussi, le gouvernement Français qui a déployé
toute sa diplomatie pour arracher ce consentement et notre État-major
Fédéral qui a englouti les trois-quarts du budget de la
Fédé. en coups de téléphone. Alors pour leur
dire merci à tous, on ouvre le ban : Un-deux-trois- quat’-
cinq- OUAH ! Un-deux-trois-quat’-cinq OUAH ! Un-deux trois-quat’-cinq-OUAH
! OUAH ! OUAH ! Merci fermez le ban. Les difficultés n’ont
pas été que diplomatiques, nous en avons eu nous aussi notre
dose. D’abord, il a fallu faire passer les véhicules au contrôle
technique, comme chez nous, sur des ponts ultra-sophistiqués tellement
modernes qu’ils nous donnaient des sueurs froides. Pensez, quand
on sait par où son passé nos bahuts, y a des doutes qui
s’insinuent. Mais non, un quart d’heure plus tard, avec toujours
ce sourire national, le contrôleur nous remet le ¨bon pour circuler¨.
Les immatriculations chinoises accordées sont aussitôt mises
en place. « Tout va bien ? » « Baoqian, Bushi ! Bushi
! » René Delhom |
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Dernière
mise en ligne mardi 8 juillet 2008 |
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